Le Kangourou roux


Il y a bien longtemps d'ici naquit dans un pays lointain, mais néanmoins charmant, un kangourou avec de longs poils roux.

Ses parents le prénommèrent Roussos, rapport à sa couleur bien sur, mais aussi en hommage à Démis Roussos qui n'avait pas oublié lui non plus d'être velu.

Par malheur, la couleur de son pelage n'était pas son seul handicap. En effet, notre pauvre Roussos n'avait pas de jambes, ce qui est, vous en conviendrez, bien embêtant pour un kangourou. Comment en effet un kangourou cul de jatte pouvait-il parcourir les immenses prairies dont disposait ce magnifique pays ? Comment un kangourou cul de jatte peut-il suivre ses parents et échapper à tous ses prédateurs ?

Sa mère, mais aussi son père avaient honte de cette progéniture rampante, alors qu'eux bondissaient. Aussi sa mère le cachait elle en permanence dans sa poche, prenant grand soin de refermer celle-ci à l'aide d'une « fermeture éclair » après l'y avoir enfermé.

Jamais Roussos ne voyait le soleil, jamais Roussos ne pouvait, comme les enfants de son âge, jouer avec les lapins « à qui sautera le plus loin ».

Roussos ne sortait de la poche de sa mère qu'à la nuit tombée, quand ses parents s'isolaient et qu'il n'y avait aucun risque que Roussos soit vu.

Et ainsi passèrent les premières années de la vie de Roussos. Enfermé, il ne pouvait s'instruire au contact des autres.

Bien sur, au début, à plusieurs reprises, il avait cherché à s'échapper de la poche de sa mère, lors d'instants d'inattention de celle-ci, qui trainait à la refermer ; mais il était bien vite repris, et à chaque tentative, les coups de queue que lui infligeait son père étaient plus nombreux et plus violents. Aussi Roussos avait renoncé. Il avait même renoncé à implorer ou à pleurer.

Puis vint son frère.

Roussos se mit à espérer.

Avoir enfin un compagnon de jeu. Avoir enfin un ami qui ne le rejetterai pas.

Mais c'est ce moment que choisirent ses parents pour l'abandonner. Mais en bons parents, ils firent en sorte qu'il puisse survivre et l'abandonnèrent à proximité d'une grande ville, sur un tas d'immondices, dans une décharge. Ainsi il trouverait surement de quoi subvenir seul à sa survie.

Et c'est ce qui se passa.

Roussos était plein de ressources. Bien vite il se construisit un abri fait de bric et de broc - très peu de briques et beaucoup de broc - mais qu'importe, le soleil l'inondait de sa chaleur et la pluie ne l'atteignait pas trop souvent. Bien vite aussi il comprit qu'il trouvait là, dans les détritus, les restes de relents humains lui permettant de se nourrir, mais aussi quelques objets de grande valeur pour des malheureux comme lui, et à qui il les vendait pour subvenir à une nouvelle passion.

Roussos s'était mis à boire. Un jour qu'il bataillait avec un rat aussi gros que lui (mais à quatre pattes) les restes d'un gigot pourri, il avait découvert une bouteille contenant un fond de liquide rouge dont il ignorait l'existence. La faim et la soif étouffent les précautions. Roussos avait porté goulument la bouteille à ses lèvres et s'était émerveillé du goût de ce breuvage. Il s'était surtout émerveillé de l'effet sur lui de celui-ci. Il était prêt à aller disputer au rat ce qui restait du gigot, il était prêt à se rendre dans cette ville dont il admirait depuis longtemps les lumières la nuit, mais qu'il n'avait jamais osé pénétrer, il était prêt à parcourir le monde entier à la force de ses deux seuls bras.

Depuis ce jour là, Roussos buvait ; et chaque soir se rendait à la ville où on le voyait tituber, deux ou trois litres de vin dans sa poche.

Tous les habitués des bars qui étaient devenus sa seconde demeure étaient maintenant ses amis, et tous désormais ne l'appelaient plus ni Roussos, ni Cul bas, surnom dont ils l'avaient affublé au début, mais poche-tronc, surnom qui l'amusait beaucoup.

Poche-tronc apprenait beaucoup à leur contact : Pourquoi le jour ? Pourquoi la nuit ? Pour qui le jour ? Pour qui la nuit ? Mais une question lancinante, revenait souvent chez lui : Pourquoi les enfants n'abandonnent-ils pas leurs parents handicapés alors que les parents abandonnent leurs enfants ?

Et jamais, même au plus profond de sa boisson, il ne trouvait la réponse. Il savait que seuls ses parents pouvaient la lui fournir. Il savait qu'il devait retrouver ses parents et la leur poser. Mais comment retrouver ceux-ci ? Où ? Et surtout comment les rejoindre sans être capable de se déplacer autrement qu'en rampant ?

Longtemps Poche-tronc chercha le moyen de parcourir le monde à la recherche de ses parents pour leur poser LA QUESTION.

C'est le hasard qui vin à son aide. Un jour qu'il fouillait dans le tas d'ordure à la recherche d'une maigre pitance ou d'un objet de grande valeur à échanger contre quelque boisson alcoolisée, il trouva, maculé de tâches un vieux matelas à ressorts.

Il détacha deux énormes boudins métalliques qui transperçaient la toile et les fixa sur les moignons qui lui servaient de jambes. Il pouvait désormais lui aussi bondir.

Mais Dieu que l'apprentissage est difficile ! Dix fois, cent fois, Poche-tronc (c'était désormais le seul nom par lequel il s'appelait) essaya de bondir en avant. Dix fois, cent fois, la réception le conduisit à rouler au sol, se coupant, se blessant, se cassant même deux côtes (ce qui le fit affreusement souffrir), mais il devait réussir. Il tenait là le seul moyen de se déplacer normalement, comme n'importe quel kangourou. Il tenait là le moyen de parcourir les grandes étendues pour retrouver ses parents, qui, il n'en doutait pas, finiraient par l'aimer puisqu'il saurait, comme eux, sauter haut et loin.

Ce n'est qu'au bout de mille coupures, au bout de mille meurtrissures, qu'enfin Poche-tronc finit par maîtriser ses nouvelles jambes et leur commander des déplacements coordonnés.

Fier de lui, il s'endormit et fit un rêve merveilleux : Il était au cotés de son père et de sa mère et apprenait à son frère, encore jeune, à sauter par-dessus les barbelés posés là par les hommes pour retenir ces énormes bêtes à cornes. Et son frère riait. Et sa mère l'encourageait. Et son père le félicitait des progrès qu'il faisait faire à son frère. Poche-tronc était enfin heureux.

Le lendemain, il se mit en route.

Il avait pris le soin de préparer son voyage : Le grand sac en plastique découvert quelques jours plus tôt lui servirait d'imperméable. La clef rouillée conservée sans raison depuis de longs mois lui ouvrirait la porte des gens qu'il rencontrerait et à qui il demanderait l'adresse de ses parents. Le plan de Paris plié avec soin lui permettrait de se repérer dans le monde et bien sur les quelques bouteilles de vin qu'il pouvait prendre dans sa poche ne seraient pas inutiles pour étancher sa soif et lui donner du courage quand il en manquerait.

Il bondissait, s'amusant à effectuer dans les airs des arabesques qu'il ne se serait jamais cru pouvoir réaliser. L'euphorie du départ, la certitude de retrouver ses parents, la certitude d'obtenir LA REPONSE, la certitude d'être aimé.

Il ne sentait pas la fatigue, il ne sentait pas la faim. La nuit le surprit. Il s'allongea dans l'herbe et s'endormit. Il fut bien vite réveillé par des bruits qu'il ne connaissait pas et qui l'effrayèrent. Ce croassement, qu'est-ce ? Quel est le monstre qui peut avoir une voix aussi forte ? Et ce hululement ? Et ces grands yeux ronds dans l'arbre qui le regardent ? Il fallait qu'il boive.

D'un trait il vida la moitié d'une bouteille et s'endormit enfin, ivre de peur et d'alcool.

Au matin il fut réveillé par une râpe qui lui déchirait le visage. C'était une de ces énormes bêtes à cornes qui le léchait. Il bondit sur ses ressorts. La vache (car c'en était une) le regarda surprise et sourit.

  • « Pourquoi cette peur ? Je ne souhaitais que te montrer mon amitié en te réveillant doucement »
  • « Ce n'est pas la peur mais la surprise qui m'a ainsi fait sursauter » fanfaronna Poche-tronc « et toi qui es-tu ? »
  • « Je suis une vache et ma raison d'exister est de ruminer, pour donner du lait à boire aux enfants d'hommes, puis ma viande, qu'ils trouvent délicieuse, et ma peau enfin pour fabriquer des chaussures »
  • « Tu vis pour être mangée ? »

Poche-tronc n'entendit pas la réponse. Il était troublé. De nouvelles questions se posaient à lui. Existent des animaux dont la seule raison d'être est d'être tués pour servir de nourriture ? Qu'est-ce donc que des chaussures ? Et le lait, quel goût cela a-t-il ? Est-ce aussi enivrant que le vin ?

Il demanda à la vache de lui laisser gouter un peu de son lait. Sitôt ce liquide porté à ses lèvres, il le recracha et bien vite pour en supprimer le goût, il siffla une grande rasade de vin.

La vache - bonne mère - ne s'en offusqua pas et rit.

Poche-tronc la remercia tout de même, lui expliqua sa quête et lui demanda si elle connaissait ses parents. Bien sur elle voyait souvent quelques kangourous au loin, mais étaient-ce ses parents ? Elle ne pouvait l'affirmer. Elle lui indiqua toutefois la direction dans laquelle ceux-ci se dirigeaient, la dernière fois qu'ils lui étaient apparus.

Poche-tronc la remercia encore et reprit son chemin.

Il venait de se laisser surprendre par une vache et se dit qu'il fallait se montrer plus prudent, demain peut-être, l'animal qu'il rencontrerait serait plus dangereux.

Il n'avait pas parcouru plus de 120 bonds qu'il se souvint qu'il n'avait pas demandé à la vache ce qu'étaient des chaussures. Il se retourna, mais elle avait disparu. Il poursuivit donc sa route. Il s'arrêta plusieurs fois pour boire et manger les feuilles ou les herbes qu'il trouvait en quantité sur le sol. Jamais il n'avait porté à sa bouche de tels aliments, et après une période d'adaptation, il les trouva à son gout.

Ce jour là, il prit la précaution de s'arrêter avant la nuit et de se mettre à l'abri d'un énorme rocher sous lequel une vache ne pouvait pas passer. Il dormit bien, mais d'une nuit sans rêve.

Les jours suivant, au cours de son périple, Poche-tronc demanda son chemin à une grenouille (il savait maintenant quel était le monstre qui l'avait tant effrayé la première nuit), puis à une drôle d'animal à cornes lui aussi (mais qui les portait sur le nez) et dont il ne se souvenait plus du nom, puis à un petit kangourou vert qui disait s'appeler sauterelle.

Cela faisait longtemps qu'il marchait et à cours de vin, il avait du s'arrêter dans une ville, chercher la décharge pour y trouver quelque trésor à troquer contre son nécessaire breuvage. Il avait connu le manque. Il fallait qu'il soit là aussi plus vigilant et que ses déplacements le conduisent régulièrement à proximité d'une ville pour assurer son besoin.

C'est lors d'une halte dans une décharge qu'il rencontra un animal à poils raz, agressif, en train de dépecer un reste de vache morte qu'il apprit, de sa bouche, qu'un couple de kangourous avec un enfant en bas âge vivait en bordure de la ville suivante.

La hyène lui montra sur le plan de Paris où se trouvait cette ville. Son cœur s'envolait. Il voulait y aller immédiatement.

  • « Prend le temps de te reposer » lui dit la hyène, « c'est à trois nuits d'ici ».
  • « Trois nuits ? Combien cela fait-il de bonds ? »

La hyène s'éloigna en riant.

Poche-tronc n'en était pas vraiment fâché. Définitivement, il n'aimait pas cet animal là. Il suivit toutefois son conseil, s'enveloppa dans son sac plastique car il commençait à pleuvoir et s'endormit.

Cette nuit là, il fit un rêve étrange.

Il retrouvait ses parents et son frère, qui vivaient dans une grande maison rouge. Les murs étaient rouges, le sol était rouge, l'eau qui s'écoulait d'un bizarre morceau de tuyau en argent était rouge, son père était rouge, sa mère était rouge, son frère était rouge. Et lui, pleurait en les regardant.

Poche-tronc bondissait depuis déjà trois jours lorsqu'il approcha de la ville où la hyène lui avait dit avoir rencontré ses parents. Il chercha la maison rouge de son rêve mais ne la trouva pas. Le jour tombait. Son moral aussi. Il était prêt à passer une nouvelle nuit dehors avant de poursuivre ses recherches lorsqu'il passa devant une maison dans laquelle régnait une grande animation. En détournant les yeux vers celle-ci, il aperçut un kangourou qu'il crut reconnaitre comme étant son père. Il se précipita à la porte et sonna.

Ce fut sa mère qui ouvrit. Elle le regarda et se mit à rire mais le laissa entrer.

A l'intérieur, de nombreuses voix fusaient. Ses parents recevaient.

Il y avait là le père Hoquet dans son bel habit vert d'académicien, un zèbre, général des armées qui pliait sous les décorations pendues sur sa poitrine, un énorme rat noir, bien nourri, qu'il reconnu comme membre éminent de l'église, et bien d'autres notables encore.

En l'apercevant, ridicule sur ses deux énormes boudins rouillés qui lui servaient à se déplacer, tous se mirent à rire sans retenu. Son père aussi riait et sa mère. Tous se moquaient de lui et de son infirmité. Il venait de parcourir le monde à la recherche de sa famille et de nouveau celle-ci le chassait.

Fou de rage et de déception, Poche-tronc se précipita sur sa mère, et avant que quiconque pu le retenir, il lui ouvrit la poitrine à l'aide de la vieille clef rouillée qui trônait dans sa poche depuis son départ. Le sang jaillit mais Poche-tronc ne trouva pas de cœur.

Les invités, après quelques instants de surprise, tentèrent de le ceinturer, mais la colère décuple les moyens et déjà, il avait bondi sur son père à qui il ouvrait aussi la poitrine à la recherche d'un cœur qu'il ne trouva pas.

Sans se soucier de la présence des invités, sans entendre leurs cris, il retourna la clef dans sa propre poitrine et en sorti un énorme cœur qu'il tendit à bout de bras et s'écroula dans son sang.

Poche-tronc mourut le lendemain. Il mourut sans avoir de réponse à sa question. Il mourut sans savoir ce qu'étaient des chaussures.

Il fut mis en terre dans la même tombe que ses parents, sur laquelle furent gravés ces quelques mots :

« Hier

Ils n'avaient qu'un cœur pour trois

Ecoutez-le battre sous la pierre

La mort a tout remis à l'endroit ».

© Franck SIMON
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